Un enseignement à distance au XIXe siècle

Septembre 2021

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De 1852 à 1855, Mathieu Bransiet dit Frère Philippe, Supérieur général depuis une quinzaine d’année de la congrégation des Frères des Écoles chrétiennes, la plus importante institution éducative de France, donne des cours depuis Paris à ses deux petites nièces restées « au pays ». La correspondance dont nous disposons se compose d’une vingtaine de lettres adressées par Frère Philippe à ses deux nièces, Julie et Jeanne-Marie, pensionnaires des Sœurs Saint-Charles à Saint-Bonnet-Le-Château (Loire). Avec beaucoup d’application et de sollicitude, le Frère Supérieur, âgé alors d’une soixantaine d’années, s’emploie à délivrer aux adolescentes un enseignement hebdomadaire riche et varié donnant un aperçu de ses talents de pédagogue.

Par Jean-Luc Rullière et Norbert Verdier 

Frère Philippe

En ce milieu du XIXe siècle, un an jour pour jour après son coup d’État du 2 décembre 1851 et suite au plébiscite de novembre 1852, Louis Napoléon Bonaparte proclame la naissance du Second Empire et devient Napoléon III. Frère Philippe dirige alors l’Institut des Frères des Écoles chrétiennes depuis 1838 où il a entrepris un immense travail d’organisation et de développement de l’institution en France et à l’étranger, tout en donnant à l’enseignement qui y est prodigué les caractéristiques qui nous sont familières aujourd’hui : des écoles où les élèves sont regroupés par classe de niveaux, des maîtres formés au sein de structures dédiées à cela, une pédagogie réfléchie faisant une part importante aux exercices proposés aux élèves et enfin, des programmes adaptés à chaque niveau d’étude et les manuels scolaires qui vont avec.

Au cours de son long mandat, Frère Philippe participera lui-même très activement à cette rénovation de l’enseignement par la publication de dizaines d’ouvrages liés à la pédagogie, et ce dans toutes les disciplines. Par exemple, pour la période qui nous intéresse, on peut recenser au moins six ouvrages :

  • des Cours d’écriture à l’usage des écoles chrétiennes (1852),
  • des Cours de dictées et corrigé des exercices (1852),
  • un Dictionnaire de la langue française (1852),
  • une Méthode analytique de style à l’usage des écoles de français (1854),
  • une Petite géographie (1854),
  • des Exercices de calcul sur les quatre opérations fondamentales de l’arithmétique (1854).

Les « leçons » qu’il prodigue à ses deux nièces nous livrent une vision plus intime et moins formelle des conceptions pédagogiques du grand homme.

Dans l’article que Joseph Barou et Mathieu Bransiet ont consacré à frère Philippe : Mathieu Bransiet (1792-1874). Frère Philippe, un Forézien, Supérieur général de l’Institut des Frères des Écoles chrétiennes. D’Apinac à Rome : le parcours d’un petit paysan du Haut-Forez [Barou & Bransiet, 2001], plusieurs extraits de lettres ont été publiés  ; nous en présentons ici quelques autres.

Extrait 1 : l'organisation des leçons à distance

Envoi du19 décembre 1852. Dans la plus ancienne lettre datée qu’il nous reste, on trouve cet extrait que l’on pourrait intituler : la pédagogie au coin du feu.
Il explique l’organisation de ces leçons à distance à ses « chères nièces », ce qui laisse penser qu’il s’agit bien de l’un des tout premiers envois.

Première lettre : l'organisation des leçons

Paris, le 19 décembre 1852.

 

Mes chères nièces.

 

Comme vous avez probablement mis votre travail à la Poste hier matin, il s’en suit que vous manquez de besogne, en ce moment, au moins à en juger par les apparences ; c’est pourquoi, je vous consacre un moment, à mon arrivée, en me chauffant les pieds.

 Dans quelques jours, je vous en enverrai encore afin que vous en ayez toujours d’avance, d’une semaine à l’autre. Ainsi pour le jour de Noël vous aurez fait ce qui suit et me l’enverrez ; ce que vous recevrez plus tard sera pour l’autre samedi et ainsi de suite. –

Extrait 2 : un problème d'arithmétique

À la fin de la lettre ci-dessus, on trouve un petit problème d’arithmétique dont l’énoncé semble confirmer que nous nous situons là au tout début de la correspondance. En effet, Frère Philippe, soucieux sans doute de commencer par des notions simples donne à ses nièces un exercice qui se résout par un petit calcul mobilisant les quatre opérations, tel que nous le poserions aujourd’hui en fin d’école primaire par exemple.

Problème d'arithmétique

– 6° Un homme va au marché avec 25 pièces de 5 francs, et il vend 30 mesures de froment à 6 francs la mesure ; 25 mesures de seigle à 4 F ; 20 mesures d’avoine à 18,5, puis il achète du drap à raison de 6 francs le mètre ; combien en a-t-il en sachant qu’il a dépensé tout son argent.

Extrait 3 : la règle de trois

Lettre non datée destinée à Julie où Frère Philippe explique la règle de trois avec beaucoup de patience, d’enthousiasme et d’affection pour sa nièce.

Problème sur la règle de trois

Ma chère Julie,
vous dites que vous ne savez pas faire les règles de trois ; si je l’avais su à Andrézieux, nous en aurions parlé, mais enfin, ce mal n’est peut-être pas sans remède.

– Essayons. Voici un problème :
40 ouvriers ont fait 350 mètres d’ouvrages, combien 60 en font-ils ?

Il y a là trois termes qu’il s’agit de placer convenablement, en voici le moyen.

Il y a là deux termes qui expriment la même nature d’unité, 40 h et 60 h. Il y en a un dont on connait le résultat c’est 40 h et le résultat est 350 m. Il faut donc dire si 40 h ont fait 350 comb 60 […]Ou 40 : 350 :: 60 : xÀ présent il faut multiplier les deux derniers c’est-à-dire 350 par 60 et diviser par 40 c’est-à-dire par le 1er.

La règle de trois

Frère Philippe essaie d’expliquer à Julie la fameuse « règle de trois » que nous appellerions plus volontiers aujourd’hui le « produit en croix » et que nous visualiserions à l’aide d’un tableau de proportionnalité. Il applique ici la méthode classique qui permet d’éviter d’avoir à manipuler l’inconnue x dans une équation. Cette inconnue apparaît simplement dans l’écriture 40 : 350 :: 60 : x mais ne joue plus de rôle par la suite. Il s’agit d’une méthode directe et pratique, très économe en « place de calcul » comme on peut le voir dans l’image ci-dessus.

Comme à son habitude, pour fixer les idées, il base son explication sur l’étude d’un cas concret, avant de soumettre à la réflexion de sa nièce une multitude d’exemples où elle devra exercer son esprit en adaptant la méthode à chaque nouvelle situation. Cet exemple des ouvriers se retrouve fréquemment dans les ouvrages de Mathématiques du Frère. 

Dans son nouveau traité d’arithmétique, qu’il publiera en 1869, quelques années avant sa mort, on trouve par exemple à la page 13 cette définition de la fameuse règle de trois :  

La règle de trois est une opération à laquelle donne lieu l’énoncé d’un problème qui renferme quatre termes d’une proportion, dont trois étant connus servent à découvrir le quatrième. Par exemple, le problème suivant : 6 hommes ont fait 42 mètres d’ouvrage, combien 10 en feront-ils pendant le même temps, renferme une règle de trois.

 De même, les nombreux problèmes de proportionnalité que l’on trouve dans la correspondance avec les deux nièces apparaissent également dans les multiples ouvrages du Frère, la règle de trois étant un de ses sujets de prédilection en mathématiques. Il présente ainsi cette règle dans une multitude de contextes différents comme pour inciter l’élève à faire abstraction de ceux-ci afin d’extraire le lien profond qui réunit toutes ces situations : la proportionnalité de quatre termes.

Extrait 4 : la petite physique

Fragment non daté où Frère Philippe répond lui-même à des questions de petite physique.

Petite physique

1° – Pour quoi l’eau augmente-t-elle de volume en bouillant ?

Parce qu’elle se vaporise et que la vapeur contient 1700 fois plus de place que l’eau.

2° – Pour quoi faut-il moins de feu pour faire bouillir l’eau au haut d’une montagne que dans un bas fond ?

Parce que l’air est moins dense, c’est-à-dire moins épais et qu’il pèse moins sur l’eau.

La petite physique est un peu une physique pratique, une physique du quotidien, que l’on pourrait volontiers trouver naïve aujourd’hui. On trouve également dans ces lettres des questions de sciences naturelles où il évoque les trois règnes : minéral, végétal et animal. Des questions d’histoire et de géographie ponctuent également cette correspondance, où le Frère demande par exemple aux deux adolescentes de retracer l’histoire de Pépin Le Bref ou de nommer les affluents du Rhône et de la Loire. 

Viennent aussi les questions de grammaire et d’orthographe et bien sûr d’impressionnantes questions d’histoire sainte et de catéchisme dont par exemple : qu’est-ce que l’on sait de Mardochée ? ou pourquoi dit-on que Dieu est immuable ?

On trouve ainsi dans ces fragments de lettres une tentative d’enseignement éclectique, embrassant tout le savoir élémentaire de l’époque. Le cours de mathématiques occupe malgré tout l’essentiel de cette correspondance, ce qui témoigne de l’importance que Frère Philippe accordait à cette discipline ; il est aussi sans doute le plus « actuel » de tous.

Extrait 5 : envoi du 22 mars 1855

Le dernier message daté dont nous disposons, est adressé à sa nièce Julie qui est déjà dans sa vingt et unième année et ne devrait plus tarder à quitter le pensionnat. Frère Philippe commence dans cette lettre par lui prodiguer quelques conseils de médication à base de boules ferrugineuses avant de dresser un bilan de type « bulletin scolaire » sur les devoirs qu’elle lui a transmis. Il ne manque pas en fin de texte d’exprimer son attachement à la famille restée à Apinac (42), leur village d’origine :

Salutations familiales

Adieu ma bonne Julie, embrassez pour moi le papa, la maman, la tante et Jean
Je vous embrasse aussi comme vous savez.

Votre oncle et ami           F. Philippe

 

Jean-Luc Rullière et Norbert Verdier

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Annexe 1 : Courrier et transport de 1852 à 1855

En observant les cachets postaux, il est intéressant de constater que les lettres de Frère Philippe, émises depuis Paris, parviennent à ses nièces à St-Bonnet-Le-Château le surlendemain, soit le temps qu’il faudrait sans doute prévoir aujourd’hui en 2021. On peut se demander quel était l’état des transports permettant d’acheminer aussi rapidement des lettres sur les plus de 500 km qui séparent les deux villes. Il est à noter que Saint-Bonnet-le-Château est situé à une quarantaine de kilomètres à l’ouest de Saint-Étienne et que la petite ville d’Andrézieux où Frère Philippe a rencontré sa nièce Julie (extrait 3) est située à mi-chemin.

Après l’ouverture en 1827 de la toute première ligne française reliant justement Andrézieux à Saint-Étienne puis, en 1830 de la seconde, qui est la ligne Saint-Étienne – Lyon, on assiste en ce début de XIXe siècle à un développement assez lent du réseau ferré qui commence par se concentrer autour de Paris. Il faudra attendre la fin de 1854 pour que la liaison Paris – Lyon soit enfin achevée avec l’ouverture du tronçon Chalon-sur-Saône – Lyon.

Ainsi, pendant la quasi-totalité de la période qui nous occupe, Saint-Bonnet-le-Château reste difficile d’accès puisque la jonction Paris – Andrézieux n’est pas encore accomplie et que la ligne Andrézieux – Saint-Bonnet-le-Château ne sera ouverte que beaucoup plus tard, en 1873.

Le courrier circule donc largement par malle-poste à traction équestre, ce qui rend assez spectaculaire cet acheminement des lettres en 48 heures.

Quant à Apinac, village natal de Frère Philippe et de ses nièces, il restera très isolé puisqu’il se trouve encore plus loin dans les monts du Forez, à une douzaine de kilomètres de Saint-Bonnet-le-Château. Pour le voir enfin désenclavé par le train, on devra attendre la toute fin du siècle avec l’ouverture en 1897 d’une ligne reliant Saint-Bonnet-le-Château à Usson-en-Forez, petite ville située à une heure de marche du village…

Annexe 2 : Que sont devenues les deux nièces ?

► Jeanne-Marie Bransiet s’est mariée trois ans plus tard, en 1858, à Apinac. Elle décèdera prématurément en 1862 à l’âge de 26 ans en laissant deux enfants de un an et de quatre ans.

De ► Julie Bransiet, cousine germaine de Jeanne-Marie, nous n’avons retrouvé que l’acte de décès. Elle s’est éteinte en décembre 1901 à l’âge de 68 ans à Gachat, le hameau d’Apinac où elle est née et qu’elle n’a vraisemblablement plus quitté après son retour du pensionnat. Elle est restée célibataire et a exercé le métier de ménagère, métier pour lequel les leçons de calcul de son oncle ont dû se révéler utiles.

Enfin, parmi les lettres de Frère Philippe, on trouve encore celle-ci où il demande à ses nièces de se figurer en maîtresses d’école. A-t-il eu un moment l’ambition secrète, par ses cours, de les élever jusqu’à faire d’elles des institutrices ? Compte tenu de l’assiduité du Frère supérieur à cette correspondance et du niveau d’exigence de ses leçons, c’est une hypothèse plausible… mais la vie en aura, de toutes façons, décidé autrement.

Les deux nièces